• La fable de l'aveugle

    La fable de l'aveugle



    Il ne voyait rien. Rien qu’une insondable nuit. Coupé du monde, il en pleurait.
    Longtemps.
    Puis, pour appréhender le monde, le comprendre, le voir, il se mit à le photographier.

    Il photographiait de ci, de là. Il photographiait souvent, au hasard des odeurs et des sons qui se présentaient à lui.

    Le monde l’apprit, et l’on vint voir ses photos. Certains les aimèrent et d’autres ne les aimèrent pas. On le flattait. Il en était fier.
    Ses photographies étaient tout pour lui. Elles représentaient le monde, son monde. Celui extérieur qui l’entourait, mais aussi l’intérieur qui l’habitait. Grâce à elles, il exposait à tous ce qu’il en voyait, lui qui ne voyait rien.

    Parmi ses photos, certaines étaient étranges, d’autres banales. Certaines même étaient si banales qu’elles en étaient étranges, et d’autres étrangement banales.

    Sa réputation grandissait, au point qu’un jour de grands hommes vinrent le voir, des hommes importants. Penchés sur les photos ils dissertèrent longtemps. « Bonnes à jeter » grommelait l’un, « concept révolutionnaire ! » s’exclamait l’autre, tandis qu’un troisième soutenait que le flou dans la représentation chromique était en parfaite adéquation avec la conception de la post-phénoménologie américaine. Il devait avoir raison puisqu’il portait une cravate.
    Les grands hommes regardèrent toutes les photos et les commentèrent longuement. Durant trois jours et trois nuits, ils analysèrent les compositions de lumière, leur portée artistique, philosophique ou ontologique. Inlassablement ils posaient la même question. Qu’étaient ces photos ? Génie ou charlatanisme ?

    Pendant tout ce temps, l’aveugle se taisait. Si d’aventure on lui posait une question, il était bien en peine de répondre. Mais les grands hommes n’aimaient pas les réponses, ils n’aimaient que leurs questions.
    Quand ils partirent, il se retrouva seul et pleura. Ses photos, ses chères photos, lui seul n’avait pas pu les voir.

    Nous, nous ne sommes pas des grands hommes. Nous sommes tout à fait ignorants. Je m’interroge simplement. Ces photos, étaient-elles vraiment la perception de l’aveugle ou celle de son appareil ?
    Etrange paradoxe : l’aveugle ne peut pas voir le monde, l’appareil non plus. La photo échappe au photographe, elle vient d’ailleurs, et d’où ?

    L’écrivain est, je crois, terriblement proche de ce photographe aveugle. Il écrit un monde qu’il ne comprend pas, il use de mots dont il ne perçoit pas la portée, et le résultat est donné à voir à tous. Chacun y lit ce que bon lui semble, et voit dans ses textes des choses que l’écrivain ne pourra jamais y lire…

    Mais la vraie question est sans doute celle-ci : A la place de l’aveugle, faut-il pleurer ou se réjouir ?

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