• Voila un petit conte que j'aime beaucoup, c'est l'histoire d'Urashima Tarô et de la déesse de la mer. Il y a plusieurs versions de cette histoire, celle ci est ma préférée.

     

    Les histoires

    Statue d'Urashimo Tarô à Mitoyo, Kagawa

    Un soir d’été, il y a longtemps de cela, un jeune homme nommé Urashima Taro se promenait sur la plage après sa journée de travail. Soudain, il vit une tortue renversée sur le dos qui agitait ses pattes. Il se pencha vers elle et la ramassa.

    - Pauvre petite, dit-il, tu aurais pu mourir au soleil. Je me demande qui t’a retournée de la sorte. Sans doute un gamin sans cervelle qui n’avait rien de mieux à faire … 

    Portant la tortue, il quitta la plage, entra dans la mer et alla aussi loin qu’il put. Comme il la remettait à l’eau, il murmura :
    - Va, vénérable tortue, et puisses-tu vivre des milliers d’années ! 

    Le lendemain, Urashima reprit la mer et lança ses filets. Lorsqu’il eut doublé les autres bateaux et qu’il se retrouva seul , loin des côtes, il s’accorda un peu de repos, laissant son embarcation danser sur les vagues. C’est alors qu’il entendit une petite voix appeler doucement :

    - Urashima ! Urashima Taro !

    Il regarda alentour, mais il ne vit personne. Or la petite voix, soudain plus proche, reprit :

    - Urashima ! Urashima Taro ! 

    Il regarda plus attentivement et découvrit une tortue qui nageait devant son bateau.

    - Tortue, est-ce toi qui m’as appelé ? demanda-t-il.

    - Oui, honorable pêcheur, c’est moi. Hier, tu m’as sauvé la vie. Aussi, aujourd’hui, suis-je venue te remercier et te proposer de  m’accompagner au Ryn Jin, le palais de mon père, le Roi Dragon sous la mer.

    -Le roi Dragon sous la mer ne peut être ton père !" s’exclama Urashima. Ce n’est pas possible !

    - Mais si ! Je suis sa fille. Si tu grimpes sur mon dos, je te conduirai jusqu’à lui.

    Ce devait être merveilleux de connaître le Royaume sous la mer… Urashima quitta donc son bateau pour aller s’asseoir sur la carapace de la tortue.

    Il partirent sur-le-champ, en glissant sur les vagues. Ensuite, ils plongèrent vers les profondeurs et longtemps, filèrent sous l’eau, frôlant au passage des baleines et des requins, des dauphins joueurs et des poissons argentés.


    Les histoires

    Enfin, Urashima distingua dans le lointain une somptueuse porte de corail ornée de perles et de pierres précieuses scintillantes. Derrière, se dressaient les toits pentus et les pignons d’une fastueuse demeure de corail.

     - Nous approchons du palais de mon père, annonça la tortue. Et à peine eut-elle parlé qu’ils l’atteignirent.

    - A présent, ajouta-t-elle, il va te falloir marcher. 

     Elle se tourna vers l’espadon qui gardait l’entrée et lui dit :

    - Voici l’honorable invité venu de la terre du Japon. S’il te plaît, montre-lui le chemin.

     Sur ces mots, elle disparut et l’espadon introduisit Urashima dans une cour. Là, toute une compagnie d’animaux marins – pieuvres et seiches, thons et carrelets  en rang les uns au-dessus des autres, s’inclinèrent devant lui en clamant tous en chœur :

     Bienvenue au  Ryn Jin, le palais du roi dragon sous la Mer ! Trois fois bienvenue ! 

     La compagnie d’animaux marins escorta le jeune homme jusqu’à une cour intérieure qui donnait accès à la porte du palais de corail.

    Elle s’ouvrit sur une princesse rayonnante de beauté, aux longs cheveux noir épars sur les épaules, vêtue d’un kimono rouge et vert, aux reflets aussi chatoyants que la vague traversée par le rayon de soleil.

     - Bienvenue au royaume de mon père, dit la princesse. Resteras-tu quelque temps au pays de la jeunesse sans fin, où jamais ne meurt l’été, où jamais ne naît le chagrin ? 

     En entendant ces paroles et en contemplant ce visage si fin, Urashima sentit le bonheur l’envahir.

    - Mon vœu le plus cher serait de pouvoir rester ici, avec toi, pour toujours, répondit-il.

    Les histoires

    Urashima Taro par Hokusai

      - Dans ce cas, je t’épouserai et nous vivrons ensemble éternellement, déclara la princesse. Mais allons tout d’abord en demander la permission à mon père. 

     Elle prit Urashima par la maint et le mena par de longs couloirs jusqu’à la salle du trône. Là, ils s’agenouillèrent devant le Roi Dragon sous la Mer, ce seigneur tout-puissant, et se prosternèrent si bas que leurs fronts touchèrent le sol.

     - Honorable père, dit la princesse, voici le jeune homme qui me sauva sur la terre des hommes. Consentez-vous à ce qu’il soit mon mari ?

    - J’y consens, répondit le Roi Dragon. Mais qu’en pense le pêcheur ? 

    - Oh ! J’accepte avec joie ! » s’écria Urashima.

    Les noces eurent lieu aussitôt. Lorsque la princesse et Urashima se furent jurés leur amour par trois fois en buvant la tasse de saké des jeunes mariés, les réjouissances commencèrent. Une musique douce s’éleva et des poissons arc-en-ciel aussi étranges que merveilleux dansèrent et chantèrent longtemps.

    Les histoires

    Urashima Tarô par Kuniyoshi Utagawa

    Le lendemain, la fête finie, la princesse montra à Urashima quelques-unes des merveilles du palais de corail et du royaume de son père. La plus extraordinaire d’entre elles, assurément, était le jardin des quatre saisons.

    A l’est, se trouvait le jardin du printemps. Les pruniers et les cerisiers étaient en fleurs ; une multitude d’oiseaux gazouillaient gaiement.

    Au sud, les arbres avaient revêtu leurs vertes parures d’été, les grillons chantaient.

    A l’ouest, les érables d’automne rougeoyaient de leurs feuilles couleur de feu, les chrysanthèmes fleurissaient.

    Au nord, dans le jardin d’hiver, les bambous et la terre étaient couverts de neige, les étangs pris dans les glaces. 

    Il y avait tant de choses à voir et à admirer au Royaume sous la Mer qu’Urashima en oublia sa maison et sa vie passée.

     Mais un jour, il se rappela ses parents et annonça à la princesse :

    - Ma mère et mon père pense sans doute que je me suis noyé en mer. Il doit y avoir trois jours, si ce n’est plus, que je les ai quittés. Il me faut aller leur raconter ce qui s’est passé.

     - Attends, implora-t-elle, attends un peu. Reste au moins encore une journée ici, avec moi.

    - Mon devoir est de les rassurer, expliqua-t-il. Mais n’aie crainte, je te reviendrai.

    - Dans ce cas, il me faut redevenir une tortue pour te reconduire sur la terre au-dessus des vagues. Mais auparavant, accepte ce cadeau. 

     Et la princesse lui offrit trois belles boîtes en laque retenues ensemble par un cordon de soie rouge.

    - Ne t’en sépare jamais, dit-elle, et jure-moi de ne les ouvrir sous aucun prétexte. 

     Urashima ayant promis, la princesse redevint une tortue. Il s’assit sur son dos et ils partirent. 

    Longtemps, ils voyagèrent dans les profondeurs de la mer. Puis ils remontèrent vers la surface et atteignirent les vagues. Urashima se tourna vers la terre, revit les montagnes et la baie qu’il connaissait si bien et quand la tortue eut atteint la plage, il sauta sur le sable.

    - Rappelle-toi, lui lança-t-elle, n’ouvre pas les boîtes. Elles portent en elle le secret du royaume de Ryn Jin.

    - Je n’oublierai pas », promit-il.

    Les histoires

    Urashima Tarô part Edmund Dulac 1916

     

    Il traversa la plage et prit le chemin de sa maison. Il regarda autour de lui et une étrange crainte l’envahit. Les arbres semblaient différents. Les demeures également. Parmi les gens qu’il croisait, il ne reconnaissait personne.

     Lorsqu’il atteignit sa maison, il la trouva fort changée. Seuls quelques pierres et le ruisseau qui traversait le jardin étaient restés les mêmes.

     -  Mère ! Père ! » appela-t-il. Un vieil homme qu’il n’avait jamais vu apparut à la porte.

    - Qui êtes vous ? demanda Urashima. Où sont mes parents ? Et qu’est-il arrivé à notre maison ? Tout est transformé… Pourtant, il n’y a pas plus de trois jours que moi, Urashima Taro, je suis parti.

    - Cette maison m’appartient, déclara le vieillard. Tout comme elle appartint à mon père et au père de mon père avant lui. Mais il paraît qu’un homme, du nom d’Urashima Taro, vécut ici jadis. Selon la légende, un jour, il s’en fut pêcher et ne revint jamais. Peu de temps après sa disparition, ses parents moururent de chagrin. Cela se passait il y a trois cents ans environ. 

     Urashima secoua la tête. Il avait peine à croire que sa mère, son père et tous ses amis étaient morts depuis si longtemps. Il remercia le vieillard et retourna lentement vers la plage où il s’assit sur le sable. Il se sentait triste et se répétait : «  Trois cents ans… Trois cents ans qui ne sont sans doute que trois jours dans le Royaume sous la mer. »

     Ainsi, Urashima ne reverrait jamais ses parents. Du fond de son cœur, les paroles de la princesse lui revinrent à l’esprit : « N’ouvre jamais les boîtes, elles portent en elles le secret du Royaume de Ryn Jin. »

     Mais quel était ce secret ? Que contenaient ces boîtes ? Sa curiosité fut plus forte que sa promesse et Urashima dénoua le cordon de soie rouge entourant la première boîte.

    Trois tourbillons de légère fumée s’enroulèrent autour de lui et le beau jeune homme devint un vieillard très, très âgé.

     Il ouvrit la deuxième boîte. A l’intérieur, se trouvait un miroir. Il se regarda et découvrit que ses cheveux avaient blanchi, que son visage s’était ridé. 

     Il ouvrit la troisième boîte et une plume de grue s’en échappa. Elle vint frôler sa joue, puis se posa sur sa tête.

     Et le vieil homme se métamorphosa en une belle et élégante grue. 

    Elle prit son envol et regarda la mer du haut du ciel. La grue se retourna une dernière fois vers ce qui avait été son village et vit que les boîtes en laque déversaient du sable sur la plage, des torrent de sable. Toujours plus et toujours plus loin jusqu’à ce que la rivière et les pierres elles-mêmes s’effacent du paysage.

     S’éloignant du rivage, la grue aperçut, nageant sur les vagues, une tortue. Celle-ci leva la tête et découvrit à son tour l’oiseau merveilleux. Alors, la princesse comprit que son mari, Urashima Taro, ne reviendrait jamais au Royaume sous la Mer.

    Les histoires

    Urashima Taro par Utagawa Kunisada


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  • La forêt de longue attente.


    La forêt de longue attente est une forêt magique ou tout vit en paix.
    Les animaux ont fuit le monde des humains sanguinaires pour s'y refugier.
    On y trouve les arbres qui avalent les heurts.
    Dans la forêt de longue attente viennent tous ceux que le jour dérange, que la voix gêne, le coeur préssé de gros chagrins ou de plaies en tout genre.
    Seuls, debouts, désemparés.
    Attendre,attendre dans cette prison froissée, dans le gris vert d'un jour sale ou le froid de la vie cache même les étoiles.
    Gémissant,impuissants, ils s'assoient parfois contre le tronc de cet arbre doux et vert.
    Fermant les yeux ils s'endorment au pied de l'arbre qui avale les heurts.
    A leurs reveils ils n'étaient pas gueris mais quelques forces etaient là pour reprendre la route de la vie.
    L'arbre avait avalé leurs souffrances et leur disait:
    - va, il y a des étoiles sur les routes les plus dures , et tu trouveras la tienne.

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  • Autour de la Lune

    May this tenderness cling
    When the fire of Spring
    Is a memory
    May you still be my own
    When a hundred years have flown

    (Love Me Tonight)

    Le King allongé sur un banc d’étoiles jaunes commençait son troisième tour de chant de la journée.
    Les phrases, les mots et les riffs des guitares étaient libérées puis absorbées instantanément par le vide.
    Le King ne semblait pas se rendre compte de cette brève tragédie, il continuait de sa voix suave à enchaîner sans la moindre fatigue ces plus beaux standards.
    Plaqué maintenant le long d’une surface opaque, Elvis se tenait légèrement de guingois, son légendaire déhanchement allait une fois de plus mettre en extase la foule de ses admiratrices quand dans un souffle il disparut de la scène jaune laissant à sa seule musique la mission de se frayer un chemin avec force et détermination dans le noir.

    Mère commanda la baisse générale du volume, la voix du King s’éteignit peu à peu pour être remplacé par les différents bruits des instruments de bord de l’habitacle, son protégé n’aimait pas entendre le rocker à son éveil.
    Mère enclencha le logiciel avec compte à rebours pour sortir Sam de son sommeil artificiel. Elle décida de tamisé la lumière et d’incliner légèrement la combinaison pour permettre à Sam d’admirer la lune sous son meilleur angle.
    Elle augmenta la température de l’air pulsé pour arriver à une chaleur ambiante acceptable pour un corps dont l’unique vêtement était un short noir.
    Enfin elle essaya de lui préparer dans le compartiment, caché au plus profond du siége, un petit déjeuné à base de croissants, brioches, café au lait et jus d’ananas.

    Le crane rasé au-dessus d’un visage imberbe commença à bouger. Les paupières se levèrent doucement pour s’arrêter à mi-parcours.
    L’effet de la drogue disparaîtrait au bout de quelques secondes.
    Un triste sourire lissa sa bouche légèrement ouverte, d’une main malhabile il frotta son nez épaté.
    Instinctivement il aspira une gorgé de liquide pâteux sans goût par le tuyau implanté dans sa lèvre inférieure.

    - Mère…

    - Oui Monsieur.

    - Pourquoi ce réveil? Tu te sens seul ? Tu t’ennuis de nos conversations des premiers jours dit Sam d’un ton amer.

    - Je me fais du souci pour vous Monsieur. Vous aurez de plus en plus de difficultés à revenir dans cette réalité. Les drogues injectées dans votre cerveau risquent d’en abîmer les tissus et d’altérer ainsi votre jugement.

    - En voilà une belle phrase pour m’annoncer ma prochaine folie. Je te remercie de toute l’attention que tu me portes mais…

    Sam ferma ses yeux et pris une profonde inspiration. Quand il recommença à parler de fines larmes roulaient le long de ses joues sans teint.

    - Tu as peut être oublié mais vois-tu la situation ne m’incite guère à rester auprès de toi Mère.

    - N’est-ce pas déjà de la folie d’être là assis sur ce fauteuil les jambes pendantes protégé du froid et des dangers de l’espace par ta seule combinaison de survie.

    - Pour toi un instant, pour moi des siècles.

    - Ma vie depuis neuf cent jours se réduit à observer la lune. Je sais tes efforts pour me présenter les mers que j’affectionne le plus mais crois-tu vraiment m’apaiser avec la mer de la tranquillité, me faire rêver avec la mer des nuées et peut être me redonner goût à la vie avec l’océan des orages. Pour toi de jolis noms, pour moi des taches sombres sur une lointaine surface morte.
    Sam leva ses mains vers son visage pour le recouvrir et d’une voix étouffée et suppliante, il repris son monologue.

    - O Mère, laisse moi retourner dans la douce quiétude des bras de Morphée et tu pourras ainsi t’occuper de moi pour toujours ainsi tu n’auras pas failli à ta mission.

    - Monsieur votre requête est inacceptable

    - Bien puisque tu le prends ainsi on est toujours mieux servi que par soi même dit Sam dans un souffle court.

    Et d’un mouvement précis et rapide Sam commença par retirer les sondes les plus proches de son cœur, la douleur fut féroce mais cela n’entama pas son ardeur d’automutilation.
    Ses mains prirent la direction de sa tête et …
    Zéro.
    Les mains de Sam suspendu au-dessus de lui entamèrent une lente descente vers son corps inerte.
    Sa tête dont les yeux étaient de nouveaux fermés repris sa position initiale.
    Mère satisfaite de son juste calcul décida d’entrer de nouveaux paramètres dans son logiciel pour éviter de nouvelles surprises.
    Il avait raté de peu son geste destructeur et elle ne voulait pas un autre incident.
    Il avait raison sur un seul point, Mère regrettait effectivement leurs conversations des premiers jours.
    Non il n’était pas dans l’espace depuis neuf cent jours mais depuis plus de dix ans. Elle le sortait de temps en temps de sa profonde léthargie pour entendre quelques instants le son de sa voix.

    Elle remis les sondes arrachées avec son court bras mécanique et nettoya le sang sur le torse de son hôte.
    Plongeant de nouveau Sam dans le noir de l’oubli, Mère décida de rappeler pour son plus grand plaisir son chanteur favori.
    Puis, elle se laissa dériver sur les ailes fabuleuses des chansons sortant de la bouche ouverte de Sam
    Le King dans un dernier déplacement s’installa dans la cabine et put enfin rejoindre une orbite faîte d’étoiles, de charmes et de poussières.

    I'll confess to you
    If I knew that our love would be gone
    With the stars in the dawn's grey light
    I'd still hold you close and whisper
    Love me tonight.

    (Ecrit par Don Robertson et enregistrée par Elvis Presley le 27 mai 1963)



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  • La fable de l'aveugle



    Il ne voyait rien. Rien qu’une insondable nuit. Coupé du monde, il en pleurait.
    Longtemps.
    Puis, pour appréhender le monde, le comprendre, le voir, il se mit à le photographier.

    Il photographiait de ci, de là. Il photographiait souvent, au hasard des odeurs et des sons qui se présentaient à lui.

    Le monde l’apprit, et l’on vint voir ses photos. Certains les aimèrent et d’autres ne les aimèrent pas. On le flattait. Il en était fier.
    Ses photographies étaient tout pour lui. Elles représentaient le monde, son monde. Celui extérieur qui l’entourait, mais aussi l’intérieur qui l’habitait. Grâce à elles, il exposait à tous ce qu’il en voyait, lui qui ne voyait rien.

    Parmi ses photos, certaines étaient étranges, d’autres banales. Certaines même étaient si banales qu’elles en étaient étranges, et d’autres étrangement banales.

    Sa réputation grandissait, au point qu’un jour de grands hommes vinrent le voir, des hommes importants. Penchés sur les photos ils dissertèrent longtemps. « Bonnes à jeter » grommelait l’un, « concept révolutionnaire ! » s’exclamait l’autre, tandis qu’un troisième soutenait que le flou dans la représentation chromique était en parfaite adéquation avec la conception de la post-phénoménologie américaine. Il devait avoir raison puisqu’il portait une cravate.
    Les grands hommes regardèrent toutes les photos et les commentèrent longuement. Durant trois jours et trois nuits, ils analysèrent les compositions de lumière, leur portée artistique, philosophique ou ontologique. Inlassablement ils posaient la même question. Qu’étaient ces photos ? Génie ou charlatanisme ?

    Pendant tout ce temps, l’aveugle se taisait. Si d’aventure on lui posait une question, il était bien en peine de répondre. Mais les grands hommes n’aimaient pas les réponses, ils n’aimaient que leurs questions.
    Quand ils partirent, il se retrouva seul et pleura. Ses photos, ses chères photos, lui seul n’avait pas pu les voir.

    Nous, nous ne sommes pas des grands hommes. Nous sommes tout à fait ignorants. Je m’interroge simplement. Ces photos, étaient-elles vraiment la perception de l’aveugle ou celle de son appareil ?
    Etrange paradoxe : l’aveugle ne peut pas voir le monde, l’appareil non plus. La photo échappe au photographe, elle vient d’ailleurs, et d’où ?

    L’écrivain est, je crois, terriblement proche de ce photographe aveugle. Il écrit un monde qu’il ne comprend pas, il use de mots dont il ne perçoit pas la portée, et le résultat est donné à voir à tous. Chacun y lit ce que bon lui semble, et voit dans ses textes des choses que l’écrivain ne pourra jamais y lire…

    Mais la vraie question est sans doute celle-ci : A la place de l’aveugle, faut-il pleurer ou se réjouir ?

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  •  

    Destruction

     


    Image floue. Un rideau d'encre noire encadrant un visage. Blancheur de cire, froid comme la nuit, troué de deux billes de jais... Petite silhouette inquiétante flottant dans le dédale entêtant d'un couloir.

    Des voix, au milieu du brouillard. Des rires. Elle avance...cherche...remonte à la source du bourdonnement joyeux. S'arrête, pâle et sombre femme-enfant, en lévitation sur le seuil. Ils rient toujours, dans l'insouciance bestiale de leur gaîté aveugle. Pas un regard vers l'apparition. La fièvre obscure s'est déclenchée, quelque part, au fond d'elle. L e besoin absolu, impérieux. Tuer. Détruire la joie répugnante. Détruire l'insupportable énergie vitale de tous ces gens. Détruire la vie. L'arme semble sortie du néant. Revolver luisant comme un regard de fauve, disproportionné au bout du bras diaphane. Tuer. Dessiner de larges arabesques luisantes de vie fuyante sur les murs. Puis voir cette vie ce dessécher lentement, prendre des teintes d'antique velours sombre... Grande fresque onirique et tourmentée ; une forme d'art métaphysique...

    Quelques minutes... Quelques décennies...

    La vielle femme édentée lui sourit. Un pli nouveau dans l'enlacement séculaire des sillons de sa peau. Répugnante et belle à la fois. Rédemptrice...
    - Je comprends ton geste. Je comprends...
    Deux flammes noires s'attachent à son visage.
    - Merci...
    Elle se penche, embrasse avec reconnaissance le vieux parchemin fripé. Elle conserve son sourire dans un coin de sa conscience, sans lui rendre, précieusement, comme un don inestimable. Mais elle lui rendra pourtant dans le plus beau des cadeaux... Le revolver a soudain réapparu dans sa main, fidèle au désir. Un coup, un seul, sans même viser, et la tête éclate, laissant comme un fruit trop mûr échapper ses liqueurs onctueuses.

    Quelques minutes... Quelques décennies...
    Elle caresse d'un doigt léger la soie lisse et froide du miroir, suivant avec tendresse les contours de son visage. Petite machine à tuer aux trais de madone... Vierge de la mort, si jolie du fond de son ailleurs. Quelque chose passe une seconde sur la glace... l'ombre d'un sourire... Vierge de la mort... Beauté, angoisse et destruction...
    Une éclatante fleur pourpre étoile à présent le miroir et se fane lentement en longues traînées sanglantes.

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