• Vue sur rêves


    Je marche dans la nuit, au coeur de la cité familière. Le sommeil alentours n'est traversé que de quelques véhicules qui de leur faible ronronnement semblent vouloir contester au silence une victoire déjà acquise. Ça et là, quelques fenêtres insomniaques laissent entrevoir la douceur d'un intérieur que, curieuse, je capture un instant du regard. Ces images captives me permettent chacune la construction d'une vie, ou d'une histoire ; ici la fenêtre cadre un lustre et le coin supérieur d'un buffet rustique. Mon esprit amusé a tôt fait de suppléer à ces fragments de décoration une épaisse moquette, deux fauteuils profonds, sur lesquels aura été déposé avec soin quelque charmant napperon crocheté, et entre eux un guéridon supportant un triste vase de céramique et son bouquet séché. Dans ce décor évolue une vieille dame en robe de chambre et pantoufles, trop vieille sans doute pour oser accepter le calme repos d'une nuit. Elle s'est relevée pour nourrir le chat qui grattait sa porte et ne se rendormira pas.
    Mais à peine cette évocation s'est elle formée qu'elle se voit corrigée aussitôt. Et du mariage du même lustre et du même coin de meuble (l'orientation un peu changée, le temps de ma rêverie m'ayant permis de faire deux pas) naît une histoire nouvelle. Au lieu d'une vieille dame, un homme d'une cinquantaine d'année prend possession de la pièce. Affalé devant son petit poste, une bière à la main (alors que d'autres, vides, jonchent le tapis) il regarde d'un demi oeil quelque rediffusion. Cet homme a toujours habité chez ses parents, et maintenant qu'ils ont disparu, le salon propret devient, à l'image de sa vie même, le miroir d'un esprit sans repère, sans but, sans rien. Je détournai la tête du cadre de la fenêtre, blâmant intérieurement la curiosité de mon imagination avide de tragédie domestique lorsque, troisième et dernier scénario, je vis le corps sans vie d'un pendu dans la lumière du lustre.

    Puis soudain, comme un enfant fait éclater d'un revers de la main la bulle de savon qu'un instant auparavant il contemplait avec admiration pour s'enfuir vers d'autres jeux ou souffler de nouvelles bulles qu'il espère encore plus grosses et scintillantes, je brisai le fil de ma pensée et laissai mon esprit courir d'autres rêves.

    Ainsi, soir après soir dans les rues de ma ville, chasseuse de conte dilettante, je cueillais ça et là les tableaux que m'offraient la nuit et, tissés d'imaginaire, les organisais en bouquet. De ces bouquets, je rêvais alors de tirer quelque arrangement romanesque. Mais les rêves se sont fanés, avec leur fraîcheur s'en est allé leur parfum, et mon âme qui s'en voulait illuminée se désole à leur triste spectacle. Alors la marcheuse s'est assagie. Elle ne quitte plus guère sa chambre à la nuit tombée, laisse les rêves voler en liberté et ne cherche plus à en capturer. Elle lit ceux des autres, et cela devrait lui suffire.

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